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Quelques ressources pour apprendre un métier qui, loin de s’apprendre, se vit, se sent, s’explore…

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ET cet article !

Les secrets d’une collection

La vente Saint Laurent-Bergé sera-t-elle, comme on l’annonce, la «vente du siècle» ? Les observateurs avancent des chiffres mirobolants : 200 à 400 millions d’euros. Mais ce qui sera dispersé, du 23 au 25 février au Grand-Palais, ce n’est pas seulement une des plus prestigieuses collections d’art privées au monde. C’est une oeuvre en soi, création commune d’un couple devenu mythique. Par Bernard Géniès

Ils sont venus des Etats-Unis, d’Inde, de Chine, du Japon, du Brésil et des Emirats arabes unis. Ils ont franchi la porte noire de l’appartement situé au fond d’une cour de la rue de Babylone, à Paris, où a vécu et où est mort Yves Saint Laurent, en juin 2008. Et ils ont ouvert grand leurs yeux. Ces dernières semaines, 800 clients de Christie’s ont eu le privilège de découvrir, in situ, l’une des plus belles collections privées au monde, constituée de tableaux, de meubles, de pièces d’orfèvrerie et d’objets divers. «Les gens parlaient à voix basse, comme s’ils se trouvaient dans un lieu sacré, raconte un responsable de Christie’s. Ils étaient fascinés. Certains se faisaient prendre en photo devant les oeuvres.»
Qui étaient ces visiteurs ? Des «gros clients», capables de s’offrir des oeuvres d’art plusieurs millions d’euros. Des gens pressés parfois, tel ce Russe qui, revenant de vacances aux Maldives, décide de faire un stop à Paris pour admirer ces trésors. En jet privé sont venues aussi du Kazakhstan ces trois femmes, parentes d’un richissime industriel. Pour voir seulement ? Même si le prix du kérosène a baissé, on n’effectue pas un tel déplacement uniquement pour admirer des toiles, fussent-elles de Picasso, Matisse ou Klee. On vient parce qu’on envisage d’acquérir une des pièces qui, ajoutées à celles venues de l’appartement de Pierre Bergé (tableaux de Gauguin, Hals, Ingres, Degas, Géricault, Ensor, collection d’émaux, bronzes, orfèvrerie), seront dispersées les 23, 24 et 25 février à Paris lors d’un événement déjà qualifié de «vente du siècle».

La collection constituée par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé est unique. Pendant près de quarante ans, le couturier et l’homme d’affaires et mécène ont su réunir ce qu’il y avait de plus beau et de plus rare. Choix de la passion ? Choix de l’oeil d’abord. A l’origine de leur collection de peintures, il y a Alain Tarica. Un homme très discret, qui vit entre Genève et Paris. Fils de Sami Tarica – marchand parisien qui a notamment représenté Yves Klein et Jean Fautrier -, il a débuté son activité à la fin des années 1960. «Une époque bénie, raconte-t-il, le marché était d’une richesse extraordinaire Il suffisait de se baisser pour ramasser.» Ramasser quoi ? Les oeuvres d’artistes qui, comme Picasso ou Matisse, se négociaient à des prix sans commune mesure avec ceux des années 2000. «Bergé et Saint Laurent sont arrivés au bon moment, poursuit Alain Tarica. Je me souviens de leur première acquisition. Ils sont entrés dans ma galerie, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Je leur ai montré une sculpture en bois de Constantin Brancusi, «Madame L R.». Cette pièce n’avait jamais été mise sur le marché : je l’avais obtenue auprès de Nadia Léger, veuvedu peintre Fernand Léger qui, lui-même, avait échangé cette sculpture contre un tableau. Je n’ai pas eu à négocier avec Saint Laurent et Bergé : l’affaire s’est réglée en quelques minutes ! Ce qui, dans notre milieu, ne se produit pas très souvent.» Cet achat, réalisé vers 1970, n’est pas le fruit d’un coup de tête. Comme le rappelle Alain Tarica, Pierre Bergé, qui a été le compagnon de Bernard Buffet durant neuf ans, connaissait parfaitement le monde de l’art. Ce qu’il connaît moins, ce sont les réseaux souterrains permettant d’accéder à une oeuvre précise.

Tarica, lui, est un chasseur d’oeuvres. Obéissant à la règle des trois «D», bien connue des marchands d’art anglo-saxons (D comme death, divorce et debts), il traque à travers le monde les oeuvres de Mondrian. Epaulé par deux assistants, il écrit directement aux propriétaires de tableaux du peintre néerlandais. Ecume les ventes publiques. C’est ainsi qu’en juillet 1969 il acquiert chez Sotheby’s la «Com position 1» de Mondrian pour la modique somme de 27 000 livres (hors frais). Racheté plus tard par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, ce tableau est aujourd’hui estimé par les experts de Christie’s entre 5 et 7 millions d’euros. Dans la même vente figurent quatre au tres Mondrian : deux paysages et deux «compositions» (dont l’une, «Composition avec grille 2», a appartenu au cinéaste Otto Preminger), estimées entre 7 et 10 millions d’euros. Joli coup de spéculateurs ? Erreur. Pour François de Ricqlès, vice-président du directoire de Christie’s, «cette collection n’a jamais été bâtie sur l’idée d’une possibilité de gain. Elle repose sur des choix esthétiques, des choix de qualité. Je dirais qu’elle a été constituée à quatre mains et à quatre yeux. Regardez ces «Coucous, tapis bleu et rose» de Matisse. C’est une véritable perle, on dirait qu’il vient de sortir de l’atelier du peintre !».
Pierre Bergé confirme ce désir de constituer un ensemble «intime» : «Nous n’avons jamais revendu de ce que nous avons acquis. Les oeuvres que vous avez pu voir rue de Babylone n’ont pas quitté l’appartement, à quelques exceptions près. En 1984, nous avons prêté la sculpture de Brancusi pour l’exposition «Primitivisme» que William Rubin organisait au MoMA de New York. En 1995, elle a également figuré dans l’exposition Brancusi organisée au Centre Pompidou. En 1996, nous avons prêté au Prado de Madrid le «Don Luis Maria de Cistue». Yves ne voulait pas se séparer de ce tableau. Il disait : «Mais s’il part, qu’est-ce qu’on va mettre à la place» ? J’ai alors imaginé de faire prendre une photographie du tableau, avec son cadre. Et je l’ai placée sur le même chevalet, dans le grand salon. Cela n’a pas calmé Yves qui ne cessait de me demander : «Quand est-ce qu’il revient, le Goya ?» Voilà tout. Ce sont les seuls prêts que nous ayons consentis.»
Mais au fait, de Bergé ou de Saint Laurent, qui choisissait ? Les goûts de l’un prévalaient-ils sur ceux de l’autre ? «Je suis à l’origine de 80% des choix de cette collection, dit Pierre Bergé. Mais bien entendu, je ne prenais jamais une décision sans que nous en discutions. Et peu importe que l’oeuvre se trouve dans l’appartement d’Yves, rue de Babylone, ou dans celui que j’habite depuis la fin des années 1980, rue Bonaparte : elle nous appartenait à tous les deux.» «Mais comment peux-tu faire pour vivre avec autant d’objets ?», s’étonna un jour Yves Saint Laurent, oubliant qu’il vivait lui-même au milieu d’un foisonnement de camées, d’émaux, de bijoux, de coupes et de croix pour lesquels le décorateur Jacques Grange signa un cabinet de curiosités inspiré des Schatzkammern des Princes électeurs allemands. Sans parler des pièces Art déco, tel ce fauteuil d’Eileen Gray, ces banquettes signées Miklos, ou ce tabouret africaniste de Legrain. Plusieurs de ces meubles ont été acquis pour quelques dizaines de milliers de francs en novembre 1972, lors de la vente Jacques Doucet, couturier et grand collectionneur d’art. Cette vente allait marquer le début de l’engouement du marché pour l’Art déco.
Une collection dictée par le goût ? Pierre Bergé réfute ce mot. «Il ne signifie rien pour moi. J’ai horreur du goût. Les oeuvres que nous avons choisies avec Yves sont l’expression d’un travail, d’une recherche menée par un artiste. Nous n’avons pas cherché à constituer des ensembles historiques, cela n’aurait présenté aucun intérêt.» Lui parle-t-on du magnifique pastel de Gauguin (qui était accroché aux murs de la rue Bonaparte) et de l’histoire qui s’y rattache (un séjour catastrophique à Panama, suivi d’une escale aux Antilles, tout aussi infernale) ? Pierre Bergé élude. Pas de littérature ! Mais il avoue posséder des carnets de Gauguin (ceux-là ne seront pas vendus) et regrette encore d’avoir laissé passer, dans une vente, un tableau de la période tahitienne du peintre.
Dans cet ensemble, quelle est l’oeuvre à laquelle il est le plus attaché ? Celle qui a le plus attiré son regard ? «C’est le «Paysage d’Italie» de Degas, peint sur papier vers 1855-1856, lors d’un voyage en Italie. Il inaugure là une série de tableaux dans lesquels il explore les effets visuels d’une porte, d’une embrasure ou d’un miroir. Un peu comme s’il voyait chaque scène à travers un trou de serrure.»
L’importance toute particulière de la collection Bergé-Saint Laurent, c’est Alain Tarica qui en parle le mieux. Le couturier et son compagnon, rappelle-t-il, ont entamé leur collection à un moment où le marché de l’art prenait un nouveau visage : «Très longtemps, une certaine confusion a régné. A la fin des années 1960, une gouache de Miró et un tableau de même format, 1 mètre sur 0,80 mètre, étaient proposés au même prix, environ 20 000 dollars. Une aquarelle de Picasso ne valait pas plus qu’une aquarelle de Dunoyer de Segonzac Et les Matisse de Nice des années 1920 valaient plus cher que ceux d’avant 1918 !» Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ont su choisir : de Picasso ils ont retenu, entre autres, cette magnifique toile cubiste de 1914, «Instruments de musique sur un guéridon»; de Matisse, «les Coucous, tapis bleu et rose» de 1911; de Chirico, ils ont préféré évidemment la période métaphysique au cours de laquelle il peignit «le Revenant» (1918), acquis par Jacques Doucet en 1925 sur le conseil d’André Breton. On sait aussi le goût qu’Yves Saint Laurent nourrissait pour certains peintres : plusieurs de ses créations ont rendu hommage à Mondrian (collection 1965), à Matisse (1981) et à Braque (1988).
Choisir toujours le meilleur ? Ca n’a pas toujours été l’unique critère. Parfois l’anecdote l’emporte. En témoignent ces statuettes allégoriques, cette figure en ivoire représentant une vanité, ce poignard à manche en cristal de roche (estimé entre 400 et 600 euros) ou cette tabatière en argent et coquillages, probablement venue du Danemark (entre 2 000 et 3 000). Pierre Bergé a parfois dû modérer la frénésie d’Yves Saint Laurent : «Il voulait absolument reconstituer à l’identique une table recouverte d’objets d’orfèvrerie que possédait Marie-Laure de Noailles. J’ai dû lui faire comprendre que l’on ne va pas chez Kugel [NDLR : antiquaire parisien] comme au Prisunic !» (1)
Les observateurs les plus optimistes estiment que les 733 lots mis en vente pourraient rapporter entre 200 et 400 millions d’euros, soit plus du double du chiffre d’affaires réalisé par Sotheby’s et par Christie’s en France l’an dernier. Une vente pour le fric ? Pierre Bergé s’en défend : «Ce n’est pas la question. Le produit de cette vente, quel qu’il soit, sera affecté à une fondation dont les fonds seront destinés à la recherche médicale et à la culture.» Les négociations pour mener à bien cette dispersion ont été sinueuses. Bergé envisageait de confier l’opération à Sotheby’s, qui avait déjà mené à bien la vente du contenu de son appartement new-yorkais, en 2004 (pour un produit de plus de 1 million de dollars). C’est alors qu’il est contacté par François de Ricqlès, vice-président du directoire de Christie’s. Les deux hommes se connaissent bien. Mais Bergé refuse d’abord de confier la vente à une maison dont le propriétaire n’est autre que François Pinault. Le contentieux entre eux remonte à 1999. Lorsque Pinault a racheté la maison Saint Laurent, il a mis le couturier sur la touche pour confier la direction artistique à Tom Ford. La gifle appelait une riposte publique : cette année-là, Pierre Bergé et Yves Saint Laurent assisteront au défilé de la maison Dior, fleuron du groupe LVMH présidé par Bernard Arnault.
Pourquoi Bergé a-t-il finalement changé d’avis ? François de Ricqlès suggère que Sotheby’s «a peut-être laissé traîner les choses, Pierre en avait assez de tous ces voyages à New York». Un célèbre commissaire-priseur parisien a une autre vision : «Dans une affaire de ce genre, seules pèsent les considérations financières. Christie’s a su faire la différence en promettant des gains que Sotheby’s ne voulait pas ou ne pouvait pas offrir. De plus, on remarquera que la propre maison de vente de Pierre Bergé est associée à l’événement.»
Le 25 février au soir, quand les projecteurs du Grand-Palais seront éteints, quand auront été dispersés les souvenirs de cinquante ans de vie commune de ce qui restera un des couples de légende du siècle dernier, on saura si la «vente du siècle naissant» a tenu ses promesses. Du moins celles que l’on peut compter en euros. Pour le reste… «Je ne suis pas du tout obligé de faire cette vente, confie Pierre Bergé dans un livre d’entretien avec Laure Adler (2), mais peut-être que moralement, oui. Surtout, je pense que je me sentirai plus libre… Peut-être.» Libre ? Est-on jamais libre de ses souvenirs ?

(1)Entretien avec Fabrice Bousteau, «Beaux-Arts Magazine», novembre 2008.
(2) “Histoire de notre collection de tableaux”, à paraître chez Actes Sud le 4 mars.

Bernard Géniès
Le Nouvel Observateur

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